Le “Bataillon Azov”, un régiment “nazi”?

Par Massimo Introvigne pour Human Rights Without Frontiers
HRWF (21.03.2022) – Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Vladimir Poutine a utilisé les mots “nazis” et “dénazification” plus d’une trentaine de fois dans ses discours officiels, prétendant que l’Ukraine est sous l’emprise de bandes de néo-nazis. Un corps d’élite encore dénommé “Bataillon Azov”, même s’il s’agit maintenant du “Régiment Azov”, est pointé du doigt comme preuve que les “nazis” jouent un rôle important parmi ceux qui se battent contre les Russes.
Qui était Bandera?
Quand ils parlent du Bataillon Azov, les Russes utilisent souvent le terme de “bandéristes” comme synonyme de “nazis”, en référence au dirigeant nationaliste Stepan Bandera. Le fait que Bandera est honoré par des dizaines de monuments et de rues portant son nom est présenté par les Russes comme preuve de ce que les Ukrainiens ne se sont toujours pas libérés de leur passé nazi. Pour comprendre Bandera, il faut commencer par la guerre féroce pour leur indépendance que les Ukrainiens ont menée, bien que en vain, contre les bolchéviques entre 1917 et 1920; après 1920 est venue la répression soviétique de tout mouvement d’indépendance potentiel. Elle a culminé avec l’Holodomor, la famine artificielle créée par Staline dans le but d’exterminer les petits fermiers ukrainiens, considérés comme la colonne vertébrale du mouvement pour l’indépendance, pendant lequel au moins trois millions et demi d’Ukrainiens sont morts de faim en 1932 et 1933.
La haine à l’encontre de Staline après l’Holodomor, que les Ukrainiens (et plusieurs experts occidentaux) considèrent comme un génocide, explique pourquoi beaucoup étaient prêts à s’allier avec quiconque combattrait les Soviétiques et leur promettrait de restaurer leur indépendance. Des dirigeants ukrainiens nationalistes en exil, dont le plus important était Bandera, ont alors accepté la proposition allemande de lever, dans la diaspora ukrainienne, deux régiments pour envahir l’Union soviétique aux côtés de la Wehrmacht en 1941. Une fois en Ukraine, Bandera a unilatéralement proclamé l’indépendance de son pays, mais les Allemands n’avaient jamais eu l’intention de tenir leur promesse. Comme Bandera insistait sur l’indépendance, il fut arrêté et déporté à Sachsenhausen. Ses deux frères furent emmenés à Auschwitz, où ils périrent.
Ce n’est qu’en 1944, quand la défaîte commença à se profiler, que les Allemands ont libéré Bandera et l’ont renvoyé en Ukraine dans l’espoir que ses partisans ralentiraient l’avance des Soviétiques. Après la défaîte de l’Allemagne, Bandera a fui vers l’Ouest. Des partisans “bandéristes” se sont retirés dans les forêts et ont continué à harceler les Soviétiques et à s’engager dans d’autres formes d’opposition jusque dans les années 1950. Bandera lui-même fut assassiné en 1959 à Munich par des agents du KGB.
L’antisémitisme et Bandera
La face la plus détestable du nationalisme ukrainien était l’antisémitisme. Entre 1917 et 1920, quelque 40,000 Juifs ont perdu la vie dans des pogroms. Ils ont été bien plus nombreux à être exterminés pendant la Seconde Guerre Mondiale et les “bandéristes” ont collaboré avec les nazis dans ces massacres, même pendant que Bandera était dans un camp de concentration nazi.
Pas tous les bandéristes étaient des nazis. Bien que Bandera ait fait des déclarations antisémites détestables, les nazis lui ont reproché d’avoir accordé de faux passeports à des membres juifs de son parti et de les avoir ainsi sauvés. Toutefois, il est indéniable qu’un nombre important de “bandéristes” ont collaboré avec les nazis dans l’extermination des Juifs ukrainiens et la rhétorique antisémite de Bandera a contribué à leur comportement criminal.
Après 1991, Bandera a été honoré dans l’Ukraine indépendante pour son combat anti-soviétique, son alliance avec les nazis étant édulcorée. Lorsque l’Ukraine a demandé d’adhérer à l’Union européenne, le Parlement européen lui a reproché les honneurs rendus à Bandera. Plusieurs dirigeants ukrainiens ont pris ces critiques européennes au sérieux. En 2021, un sondage a montré que seulement un tiers des Ukrainiens avait une opinion favorable à l’égard de Bandera, et qu’une majorité ne s’opposait pas à une révision des honneurs officiels qui lui étaient rendus.
Le néo-nazisme en Ukraine
Après l’indépendance, un petit mouvement neo-nazi s’est développé en Ukraine, ainsi que dans d’autres pays européens. Il ne s’agissait pas de vétérans “bandéristes” de la Seconde Guerre Mondiale dont peu étaient encore en vie. Comme dans d’autres pays ayant des mouvements neo-nazis, un pourcentage substantiel des nouveaux jeunes neo-nazis venaient de milieux violents de supporters de football. Des partis d’extrême-droite ont été créés, y compris le Parti National Socialiste d’Ukraine (PNSU). Leur succès électoral a été minime, ne dépassant pas 1% mais ils sont parvenus à mettre en place des organes para-militaires qui ont visé et parfois tué des immigrés, des Juifs et des membres de la minorité Rom.
Ces partis n’ont pas joué un rôle significatif dans la Révolution Orange en 2004 mais la situation a changé lors de la seconde révolution anti-russe, Euromaidan, en 2013-2014. Quand elle a démarré, plusieurs dirigeants d’extrême-droite étaient en prison. Une loi prononçant leur libération a été adoptée car on croyait que leur expérience militaire serait utile dans la guerre contre la Russie que beaucoup voyaient venir.
Des neo-nazis ont participé à l’Euromaidan mais ils étaient loin d’être la majorité, voire même une importante minorité de protestataires. Ils se sont aussi organisés pour combattre les séparatistes pro-russes de l’est de l’Ukraine sous la direction de Andriy Bilets’kyy, le dirigeant de 35 ans d’un groupe appelé “Patriotes de l’Ukraine”.
Bilets’kyy a prétendu que certaines de ses déclarations nazies antérieures à l’Euromaidan viennent en fait de faux documents fabriqués par les Russes. La plupart des experts de l’extrême-droite en Ukraine croient cependant que ses déclarations sont authentiques. Quand fin 2014, Bilets’kyy est devenu un politicien en costume-cravate et a été élu au parlement, il a essayé de les cacher et de les réfuter.
Azov
Entretemps, Bitlets’kyy était devenu célèbre pour d’autres raisons. Au printemps 2014, il avait rassemblé ses supporters à Kiev pour aller se battre contre les séparatistes du Donbass. Comme leur organisation avait été fondée à Berdyansk, sur la Mer d’Azov, ils l’ont appelée le Bataillon Azov. Contrairement aux “bandéristes”, qui insistaient sur l’identité chrétienne de l’Ukraine, beaucoup de combattants d’Azov étaient des néo-païens qui rêvaient de faire revivre l’ancienne religion ukrainienne. Cette orientation s’est retrouvée dans le choix de leur logo, avec la lettre I partiellement recouverte par la lettre N, significant “Idée d’une Nation”. Leur logo renvoie en miroir l’image du Wolfsangel (Le crochet du loup), un vieux symbole germanique qui existait avant le nazisme mais qui fut adopté à la fois par deux divisions de la SS et plus tard par des mouvements neo-nazis et neo-païens à travers l’Europe.
Le Bataillon Azov n’avait que 400 membres mais ils se sont courageusement battus, notamment pour reprendre Marioupol aux séparatistes. Plus tard, ils ont été incorporés dans la Garde Nationale et sont devenus le Régiment Azov, comportant 2500 soldats. A l’époque, Bilets’kyy avait quitté le mouvement pour entrer en politique. La plupart des nouvelles recrues voulaient alors simplement rejoindre un corps d’élite et ne venaient pas des milieux d’extrême-droite des fondateurs.
Comme Andreas Umland, le principal expert du Bataillon Azov en Occident, l’a dit, le Régiment maintenant “n’est pas neo-nazi” mais il comprend des nazis parmi ses fondateurs et il a encore des nazis, à la fois parmi ses soldats ukrainiens et parmi les combattants étrangers qui se sont engagés pour leur venir en aide. Umland croit que les nazis sont maintenant une petite minorité dans le Régiment Azov mais ils sont les seuls à être interrogés par les médias étrangers.
Il y a également des nazis dans l’autre camp, chez les Russes, en particulier parmi les membres de l’Unité Nationale Russe (UNR), un parti neo-nazi théoriquement interdit en Russie en 1999, mais toujours actif et utilisé par les services secrets russes et très présents dans le Donbass. Un scandale a éclaté quand le premier “Gouverneur du Peuple” de la “République Populaire du Donetsk”, Pavel Gubarev, un membre de l’UNR, a été pris en photo avec une croix gammée sur la manche; la branche du Donbass de l’UNR a alors rapidement remplacé la croix gammée par une croix dans son logo.
Dans un monde idéal, le Régiment Azov devrait également remplacer son logo associé au Wolfsangel et clairement se dissocier des fondateurs neo-nazis. Il y a toutefois une certaine répugnance à le faire car c’était sous ce symbole et ses commandants qu’il avait remporté ses succès, mythologisés mais pas imaginaires, en 2014. Et il est rare qu’on change des symboles pendant une guerre.
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Massimo Introvigne est un sociologue italien, directeur du CESNUR, le Centre pour l’Etude des Nouvelles Religions, à Turin. Il est aussi l’éditeur du magazine international des droits de l’homme Bitter Winter. En 2011, il a servi comme Représentant de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) pour la lutte contre le racisme, la xénophobie, l’intolérance et la discrimination contre les chrétiens et les membres d’autres religions. De 2012 à 2015, il a été président de l’Observatoire de la liberté religieuse, établi par le Ministère des Affaires étrangères d’Italie. Il est l’auteur de quelque 70 livres et de plus d’une centaine d’articles académiques dans le domaine du pluralisme religieux, de la liberté religieuse et des nouveaux mouvements religieux.
Traduction française de Willy Fautré
Photo credits: Rob Severein