FRANCE: Raids spectaculaires de police dans des centres de yoga roumains (II) : Analyse des faits de l’opération à Buthiers

Utilisation disproportionnée des forces de police à la recherche de… victimes inexistantes de MISA

Par Willy Fautré, directeur de Human Rights Without Frontiers

Centre de retraite spirituelle pour les pratiquants de yoga à Buthiers

HRWF (06.05.2024) – Le 28 novembre 2023, peu après 6 heures du matin, une équipe SWAT d’environ 175 policiers portant des masques noirs, des casques et des gilets pare-balles, ont simultanément effectué des descentes dans huit maisons et appartements distincts à Paris et dans la région parisienne mais aussi à Nice, en brandissant des fusils semi-automatiques.

Ces lieux étaient utilisés pour des retraites spirituelles par des pratiquants de yoga liés à l’école de yoga MISA, en Roumanie. Ce matin-là, la plupart d’entre eux étaient encore au lit et ont été réveillés par des bruits très forts et des cris.

Le premier objectif des forces de police était d’identifier, d’arrêter, de détenir et d’inculper des suspects de “traite des êtres humains”, de “séquestration” et d'”abus de faiblesse”, en bande organisée. Le second objectif était d’obtenir des déclarations de leurs victimes comme éléments de preuve.

À Buthiers (Île-de-France), 20 personnes – 15 femmes et 5 hommes – étaient en retraite au moment de la perquisition. Il s’agissait d’ingénieurs, de designers, d’enseignants, de psychologues, d’un étudiant en psychologie, d’un philologue, d’un sociologue, d’un médecin, d’un acteur, etc. Ils étaient diplômés de lycées, de facultés de sociologie, de psychologie, d’électronique, de mathématiques, d’informatique à Bucarest, Cluj Napoca, Chisinau (Moldavie), Buenos Aires (Argentine)…

Human Rights Without Frontiers a interrogé l’une des résidentes, Mme S.C., une orthodoxe qui pratique le Hathayoga, le yoga tibétain et d’autres formes de yoga en Roumanie depuis 32 ans. Elle était venue de Iasi à Buthiers dans la voiture de son petit ami qui avait d’autres choses à faire à Paris. Tous deux connaissaient ce centre de retraite où ils avaient déjà passé plusieurs semaines il y a quelques années. Il était spacieux, confortable et bien équipé.

Espace de vie pour les pratiquants de yoga à Buthiers

 

 

Interview

Q : Que s’est-il passé dans le centre de retraite spirituelle de Buthiers au petit matin du 28 novembre 2023 ?

A.: J’ai été soudainement réveillée par beaucoup de bruit et de cris. Il faisait encore nuit dehors et tout ce que je pouvais voir par la fenêtre, c’était des faisceaux de lumière provenant de lampes de poche. J’entendais des gens crier, courir et frapper violemment des objets dans toute la maison.

Au début, je n’ai même pas réalisé ce qui se passait. Je pensais qu’une bande de malfaiteurs s’était introduite dans la maison et qu’ils allaient nous tuer. Peu après cette première pensée effrayante, j’ai commencé à comprendre certains mots au milieu des cris et j’ai réalisé qu’il s’agissait en fait d’une descente de la police française.

À ce moment-là, j’ai commencé à m’interroger sur les raisons d’une action aussi brutale et inattendue. Il n’y avait dans la maison que des personnes paisibles qui étaient venues au centre de retraite spirituelle pour se régénérer par des pratiques de relaxation et des promenades dans un environnement naturel merveilleux.

Ignorant les propositions des occupants d’ouvrir tranquillement les portes avec les clés de la maison, la police a défoncé les portes d’entrée du bâtiment et de plusieurs locaux à l’aide de béliers, causant ainsi de nombreux dégâts.

Plusieurs hommes et femmes ont été violemment plaqués au sol et menottés, les mains dans le dos, alors qu’ils n’avaient montré aucun signe de résistance.

Au bout d’environ trois heures, on nous a demandé de faire rapidement tous nos bagages car nous allions être emmenés dans un autre lieu pour être interrogés et nous ne serions pas autorisés à revenir au centre de retraite.

Les policiers ont minutieusement contrôlé les objets que nous mettions dans nos bagages : vêtements, sous-vêtements, carnets de notes, etc. Nos appareils électroniques personnels ont été confisqués au motif qu’ils constituaient des “preuves”, bien que nous n’ayons jamais été informés d’un quelconque chef d’accusation. Nous avons dû laisser derrière nous un grand nombre de nos effets personnels, y compris des médicaments. Nous n’étions pas autorisés à emporter de la nourriture ou de l’eau, mais j’ai réussi à garder une bouteille.

Q. : Où avez-vous été emmenés et que s’est-il passé ?

A.: Nous avons été conduits en bus au siège de l’Ecole nationale de police de Cannes-Ecluse et rassemblés dans une salle de conférence. Huit heures s’étaient déjà écoulées depuis le début de la perquisition. Pour la première fois, l’une des policières nous a expliqué les raisons de la perquisition et le fait que nous étions considérés comme de possibles victimes de traite, de privation de liberté et d’abus sexuels.

Nous avons tous été très surpris d’entendre une telle explication. Nous avons répondu que les seules personnes qui nous avaient privées de notre liberté en France étaient les policiers qui avaient confisqué nos papiers d’identité et nos téléphones personnels.

La plupart d’entre nous étaient encore en état de choc émotionnel, effrayés et traumatisés par tous les événements qui s’étaient déroulés. Nous avons demandé à plusieurs reprises l’assistance d’un avocat, mais notre demande a été rejetée au motif que notre statut ne nous le permettait pas. Ils ont essayé par différents moyens de nous faire “parler”, y compris sous la pression de nous garder enfermés jusqu’à 96 heures (durée légale maximale d’une garde à vue).

Sans avocat, j’ai refusé de répondre aux questions car j’étais encore sous le coup du choc émotionnel de cet événement.

On nous a également proposé de parler à un représentant d’une association d’aide aux victimes de traite et/ou d’abus sexuels, mais j’ai refusé car je n’étais pas une victime.

Ils n’arrêtaient pas de nous dire que nous étions des victimes et qu’ils nous avaient secourues mais c’était une situation kafkaïenne, un vrai dialogue de sourds. Nous n’avions pas été victimes de traite en France, nous n’étions pas victimes de MISA et nous n’avions pas besoin d’être secourues.

Q. : Comment avez-vous finalement été libérée et dans quelles conditions ?

A.: Après environ deux ou trois heures, ils m’ont rendu ma carte d’identité, mais je n’ai pas pu récupérer mes effets personnels. Je n’ai pas reçu de copie de la liste des objets personnels qu’ils avaient confisqués et je n’ai pas signé de rapport ou de déclaration. J’ai été escortée jusqu’à la porte de l’immense propriété de l’Académie nationale de police et on m’a seulement indiqué l’arrêt de bus local.

En fait, je me suis retrouvée à la rue dans un pays étranger et dans une ville dont je ne connaissais même pas l’emplacement. Je n’avais aucune possibilité de retourner au centre MISA de Buthiers car il avait été fermé. Mon téléphone avait été confisqué pour les besoins de l’enquête, je ne pouvais appeler personne à l’aide et je n’avais pas d’argent sur moi, juste une carte bancaire avec un petit montant dessus.

Après quelques heures passées dans la rue, dans le froid, l’une de mes amies s’est souvenue du numéro de téléphone d’un ami et a demandé à quelqu’un dans la rue d’appeler cette personne à l’aide. Quelques heures plus tard, nous avons joint cette personne qui nous a accueillis et nous a aidés à rentrer en Roumanie.

Q. : Qu’en est-il d’un prochain voyage en France ?

A. : Jamais plus. Cinq mois après cette expérience, je suis encore émotionnellement fragile. Lorsque je vois une image de la Tour Eiffel dans un film ou que j’entends un bruit fort et soudain, je me mets à trembler. C’est comme un syndrome post-traumatique. Il me faudra du temps pour m’en débarrasser.

Quelques commentaires

On peut se demander sur quelle base il a été décidé de lancer plusieurs raids de police simultanés d’une telle ampleur – 175 policiers lourdement armés – dans des centres de yoga dans toute la France. Les personnes dangereuses, les armes et les drogues n’étaient pas à ce à quoi ils auraient pu s’attendre si les lieux avaient fait l’objet d’une surveillance préliminaire sérieuse de la part de la police.

On peut se demander pourquoi des béliers destructeurs ont été utilisés alors que les résidents offraient des clés pour ouvrir en toute sécurité l’entrée et les autres portes sans aucun dommage.

On peut se demander pourquoi et sur quelle base plusieurs pratiquants de yoga ont été menottés alors qu’ils n’ont opposé aucune résistance lors de leur arrestation.

On peut se demander pourquoi on leur a refusé l’assistance d’avocats français.

On peut se demander pourquoi, plus de cinq mois après la perquisition, les pratiquants roumains de yoga n’ont plus eu de nouvelles de la police française ou d’un procureur et n’ont pas récupéré leurs téléphones et autres biens confisqués.

On peut se demander comment les autorités françaises vont faire avancer une affaire dans laquelle six personnes ont été placées en détention provisoire (plusieurs étaient encore détenues cinq mois plus tard) et où aucune plainte n’a été déposée par aucune des dizaines de pratiquants de yoga interrogés.